Face à la guerre en Ukraine, nourrir le monde d’équité
Tribune | Paris, le 12 mai 2022
Bien au-delà de l’Ukraine, la guerre de Vladimir Poutine met en péril la sécurité alimentaire de nombreux pays dépendants du marché international pour leur alimentation et a pour effet de déstabiliser l’ordre mondial. Le retour en force de la géopolitique remettra-t-il en cause la mondialisation, le libre-échange et la vision exclusivement comptable de leurs promoteurs ? José Tissier, président de Commerce Equitable France, partage sa vision du besoin d’équité dans le Journal La Tribune
Cela fait plus de deux mois que la Russie a déclaré la guerre à l’Ukraine. Après la sidération causée par la violence de l’agression russe, les démocraties occidentales se rassurent en considérant que le dessein du Kremlin se limite à l’unification de toutes les Russies.
Mais pour de nombreux observateurs, l’objectif de Vladimir Poutine est de détruire et remplacer l’ordre international existant par un ordre nouveau à son profit. En plus de son armement conventionnel et de l’arme nucléaire, la Russie de Poutine dispose aussi, grâce à sa position sur le marché des céréales, de l’arme alimentaire. Enfin, elle espère – du moins à court terme – tirer profit du chaos que provoque progressivement le dérèglement climatique, puisqu’elle n’hésite pas à ruiner toute coopération internationale sur le sujet.
Cette remise en cause de l’ordre (ou désordre) existant intéresse la Chine et pourrait aussi séduire de nombreux Etats (particulièrement en Afrique et en Asie) qui s’estiment, souvent à juste titre, lésés par les règles commerciales actuelles de la communauté internationale. Sommes-nous si sûrs que Poutine soit isolé quand les pays qui ont refusé d’exiger le retrait immédiat des forces militaires russes d’Ukraine représentent plus de la moitié de la population mondiale ?
40 millions de personnes face au risque de famines
Entre autres conséquences, la guerre – qui s’inscrit dans une conjoncture très dégradée par la pandémie et l’insécurité croissante dans de nombreuses régions du monde – met en péril la sécurité alimentaire non seulement de la population ukrainienne mais aussi des populations les plus pauvres de nombreux pays dépendants du marché international pour leur alimentation (Afrique du Nord, Proche-Orient, Afrique sub-saharienne…). A court terme, l’augmentation très forte du prix des denrées alimentaires rend financièrement impossible pour de nombreuses populations de se nourrir correctement. A moyen terme – si le conflit dure – la baisse des productions et exportations agricoles ukrainiennes et russes et l’augmentation des coûts de production agricole (renchérissement de l’énergie, de l’alimentation animale et des engrais azotés et potassiques) risquent de provoquer une pénurie alimentaire dans ces pays. La FAO estime ainsi à près de 40 millions le nombre de personnes susceptibles d’être touchées par la famine ou la faim dans la seule Afrique de l’Ouest d’ici l’été 2022.
Dans ce contexte, la France et la Commission européenne ont raison de s’intéresser non seulement aux populations agressées d’Ukraine, mais aussi à ces populations pauvres, qui bien qu’éloignées des champs de bataille sont aussi les victimes directes du conflit. La mise en œuvre de l’initiative FARM (Food on Agriculture Resilience Mission) constitue ainsi une première réponse de l’Europe (en lien avec le G7 et l’Union Africaine) pour surmonter de façon solidaire cette crise alimentaire.
La nécessité d’un ordre mondial plus équitable
Mais cette réponse reste ponctuelle. Le retour en force de la géopolitique remettra-t-il en cause la mondialisation, le libre-échange et la vision exclusivement comptable de leurs promoteurs ? Un recentrage des échanges commerciaux dans le cadre d’entités régionales distinctes pourrait s’opérer. Mais le droit à la souveraineté ne peut être unilatéral, comme l’imaginent certains lobbys soucieux de protéger « notre » agriculture et en même temps de reconquérir les marchés de céréales perdus, par exemple en Egypte ou en Algérie.
La relocalisation ne peut pas non plus être systématique. Un localisme absolu fondé sur le repli sur soi risquerait en effet d’accroître les inégalités mondiales entre les régions du monde suffisamment dotées en ressources naturelles, ressources humaines et capital pour assurer leur propre indépendance alimentaire et les régions moins dotées qui ne pourront pas se passer avant longtemps du marché international pour satisfaire leurs besoins essentiels, notamment alimentaires.
L’Europe et les démocraties occidentales ne peuvent pas se contenter de défendre l’ordre existant. Inventer un ordre mondial plus équitable apparaît nécessaire pour que l’immense majorité des pays se sentent respectés et que leurs populations s’y projettent avec envie et se mobilisent contre la nouvelle barbarie et l’ordre nouveau qu’elle nous promet. Ce que l’humanité a réussi à mettre en place à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (avec la plupart des grandes institutions internationales, qui ont géré la paix et le développement depuis 1945) et qui semble s’essouffler, doit être remis en chantier pour aller plus loin.
L’équité, meilleure contre-attaque face à Poutine
En 1948, la Charte de La Havane prévoyait de sortir du marché et du jeu de l’offre et de la demande les biens dits « de base », à savoir les biens issus de l’agriculture, de la pêche, de la forêt et du sous-sol. Ces accords visaient notamment des prix équitables, à la fois rémunérateurs pour les producteurs et accessibles pour les consommateurs et la préservation des ressources naturelles. Signés par 53 pays, ces accords n’ont finalement pas été ratifiés, les USA s’en étant abstenus suite à l’élection d’un président républicain. Cette réflexion très aboutie privilégiait la coopération entre pays plutôt que la concurrence. Elle pourrait être reprise et actualisée pour tenir compte de l’état du monde aujourd’hui. Ainsi le principe de l’exception alimentaire rejoindrait celui de l’exception culturelle, adopté par l’OMC en 1994 !
En attendant d’aboutir sur ce chantier complexe, l’Europe peut envoyer rapidement un signal aux pays d’Afrique et d’Asie, en décidant par exemple de conditionner ses importations de produits agricoles dits « tropicaux » au respect des principes du commerce équitable, tant sur le plan social que sur le plan environnemental. Il s’agirait non seulement de respecter des clauses relatives au travail des enfants et à la déforestation – actuellement envisagées par Bruxelles pour le cacao -, mais aussi des clauses sociales concernant le prix producteur, devant nécessairement couvrir les coûts de production et assurer aux agriculteurs et à leur famille un niveau de vie décent. Retrouvant l’esprit des accords de Lomé, l’Europe pourrait entraîner à son tour la communauté internationale dans sa volonté de mettre de l’équité dans les relations commerciales. Temps-fort annuel de sensibilisation et de mobilisation citoyenne autour d’une consommation plus responsable et plus durable, la Quinzaine du Commerce Equitable, qui se tiendra du 7 au 22 mai, partout sur le territoire, à l’initiative du collectif Commerce Equitable France, est de nature à nourrir la réflexion et les pratiques, en ces temps troublés.
Le combat contre l’entreprise de Poutine, qui essaye d’embarquer avec lui la Chine de Xi Jinping, l’Inde de Modi et de nombreux pays africains, asiatiques et sud-américains, ne pourra en effet être durablement vainqueur que s’il est mené concrètement sur le plan des idées ! Pour emporter l’adhésion des populations du monde, quoi de plus enthousiasmant que de mettre enfin en chantier la construction d’un monde équitable, socialement juste et écologiquement durable ? Face à la guerre en Ukraine, l’une des meilleures contre-attaques est de se donner les moyens, tous ensemble, de nourrir le monde d’équité.
José Tissier, président de Commerce Équitable France